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Le suicide collectif, ultime moyen de pression des chômeurs malvoyants au Maroc

Le suicide collectif, ultime moyen de pression des chômeurs malvoyants au Maroc

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Unemployed and visually impaired Moroccan graduates demonstrate in Rabat on October 13, 2018. (Photo by FADEL SENNA / AFP)

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Par Astrid Van Laer

Publié le

"Un sacrifice collectif pour servir la cause des générations futures", expliquent à Konbini news ces diplômés sans emploi.

“Priorité à l’emploi des non-voyants”, manifestation à Rabat, le 13 octobre 2018. (© Fadel Senna/AFP)

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“Aussi terrible soit-elle, cette décision de suicide est présentée par les diplômés chômeurs comme l’ultime moyen d’un combat qui, pour eux, n’a pas abouti” : c’est avec ces mots poignants que la Coordination nationale des diplômés chômeurs malvoyants et non-voyants marocains a annoncé fin février que ses membres comptaient mettre fin à leurs jours prochainement.

Dans son communiqué, adressé au gouvernement, aux députés, aux responsables politiques ainsi qu’aux médias et aux citoyens, l’association faisait part de “sa décision en son âme et conscience” de procéder à un “sacrifice collectif dans les prochains jours” pour alerter sur la marginalisation que subissent ces personnes. Un choix irréversible qu’elle justifiait ainsi :

“Nous espérons que cela servira la cause des générations à venir appartenant à cette catégorie et sera la raison de l’amélioration de leurs conditions de vie dans ce pays.”

Une sentence alarmante qui n’a pourtant que très peu intéressé les médias internationaux. Contactée par Konbini news, la Coordination explique plus en détail sa démarche : “Le gouvernement marocain n’a pas tenu ses promesses envers nous depuis le début de son mandat. Il ne cherche pas à trouver des solutions réelles” et poursuit : “La ministre de la Famille, de la Solidarité, de l’Égalité et du Développement social, Bassima Hakkaoui, a reçu [ces chômeurs] le 19 février dans le cadre d’un dialogue dans lequel elle les a assurés avoir rempli sa mission en matière de recours légaux.”

Mais alors pourquoi donc en venir à utiliser un moyen de pression si extrême ? “Nous avons épuisé toutes nos tentatives de diplomatie et de militantisme […] depuis des années pour sensibiliser les responsables à notre dossier légitime”, explique la Coordination, avant d’ajouter : “Nous avons adressé des lettres allant dans le même sens à tous les organismes de l’État ainsi qu’aux partis et groupes parlementaires. Nous avons aussi observé plusieurs sit-in.”

Mourir “en quête d’une vie digne”

“Nous sommes tous Saber Al Haloui”, Manifestation à Rabat, le 13 octobre 2018. (© Fadel Senna/AFP)

Lors du dernier sit-in en date, en octobre dernier, un homme, Saber El Haloui, a perdu la vie. Il a chuté mortellement en tombant du toit du ministère de la Famille, de la Solidarité, de l’Égalité et du Développement social. Pour l’association, ce dernier est mort “en quête d’une vie digne”. Pourtant, malgré cet événement tragique, il n’y a eu aucune avancée notable en faveur des chômeurs non-voyants et malvoyants.

On en a discuté avec Jamal. Ce dernier, malvoyant de naissance en raison d’une maladie héréditaire qui touche aussi son frère, a accepté de témoigner pour Konbini news de la situation de précarité dans laquelle il se trouve, ainsi que de son combat. À 33 ans, le jeune Marocain n’a jamais pu travailler de sa vie.

Pourtant, ce dernier est titulaire de deux diplômes : une licence de lettres arabes obtenue en 2008 et une licence appliquée en kinésithérapie validée en 2012. Malgré cela, il n’a jamais été employé. “Je n’arrive pas à travailler”, nous dit-il, la voix lasse. “J’ai essayé de chercher un emploi, mais je n’y arrive pas. Je rencontre de multiples difficultés car on [les non-voyants et malvoyants, ndlr] est marginalisés par le gouvernement marocain.”

À l’interrogation naïve : “Touchez-vous le chômage ?” que nous lui posons, Jamal éclate de rire et répond : “Toucher le chômage au Maroc ?! C’est un rêve !” “Toutes les personnes dans ma situation vivent dans la misère et il n’y a pas d’avenir”, résume-t-il. Faute d’être embauchées, ces personnes en situation de handicap sont par conséquent réduites à trouver de l’argent là où il en reste :

“On n’a rien. On vit de la misère, il n’y a pas d’avenir. Tous les gens dans ma situation vivent dans la misère. Alors, on exerce la mendicité, on vend des paquets de mouchoirs dans les rues de Rabat pour pouvoir manger, nous habiller et simplement vivre.

On survit également grâce à l’aide de nos familles. Mais on a une vie très difficile et les gens pensent au suicide. Et pourtant, aucune réponse de la part du gouvernement.”

“Les Marocains non-voyants sont une véritable force”

Manifestation à Rabat, le 13 octobre 2018. (© Fadel Senna/AFP)

En 2018, le taux de chômage au Maroc était de 9,8 %, ce qui engendre une situation critique et occasionne régulièrement des manifestations de chômeurs diplômés réclamant leur droit au travail. La population malvoyante et non-voyante est d’autant plus touchée par ce mal. “Avec la création d’associations, on cherche simplement à réclamer notre droit le plus simple : celui d’avoir accès au marché du travail. Mais les difficultés qu’on rencontre sont dues à notre marginalisation par le gouvernement”, explique Jamal.

Pour pallier cette situation précaire, les chômeurs diplômés en situation de handicap visuel réclament donc des emplois dans la fonction publique, mais en vain. Le gouvernement marocain avait pourtant tenté de mettre en place des quotas.“Une loi avait été déposée pour qu’un quota de 7 % des postes annuels soit réservé aux personnes handicapées, mais il est difficilement applicable et la loi n’est donc pas mise en pratique”, détaille le jeune homme.

“Le gouvernement ne fait que des promesses. Les gens sont déprimés par tant de promesses non tenues”, ajoute-t-il. “La seule solution proposée par le gouvernement est d’organiser un concours avec, à la clé, 50 postes”, nuance toutefois Jamal, “Mais ce n’est pas suffisant car on est beaucoup plus nombreux que 50, nous sommes 250 minimum.”

Un manque de volonté à les employer que ces chômeurs diplômés ne comprennent pas, à l’instar d’Oumia. En octobre 2018, lors d’un sit-in, la jeune femme titulaire d’un diplôme d’État d’éducatrice de jeunes enfants, déclarait au HuffPost Maroc :

“Nous avons des masters en relations internationales, des masters d’études islamiques, d’histoire et géographie, de français, d’anglais… Il faut que les gens sachent que les Marocains non-voyants sont une véritable force. Ils ont de grandes compétences et ne sont pas incapables de travailler.”

Plus que jamais, déterminés

Manifestation à Rabat, le 13 octobre 2018. (© Fadel Senna/AFP)

En mars 2017, un groupe d’une dizaine de chômeurs non-voyants et malvoyants avait tenté de s’immoler par le feu à Marrakech. En septembre 2018, Saber a quant à lui trouvé la mort. Sept ans avant lui, en 2011, un autre homme était lui aussi tombé d’un toit, mortellement. Et malgré cela, il n’y a toujours aucune action concrète du gouvernement marocain. Ces chômeurs vont de déceptions en déceptions.

Au sujet du passage à l’acte suicidaire en soi, et de l’extrémité de ce moyen de pression, lucide, Jamal concède : “C’est plutôt un moyen de faire pression sur le gouvernement qui ne fait que des promesses, c’est une menace, plus qu’un acte qu’on va vraiment réaliser.” Une menace qui ne semble pas avoir inquiété tant que ça le gouvernement marocain : selon Jamal, depuis la publication du communiqué, aucun militant n’a pu rencontrer de membre du gouvernement.

Nous avons tenté de joindre le ministère dédié à cette problématique, celui de la Famille, de la Solidarité, de l’Égalité et du Développement social, sans réponse à ce jour. S’il est très inquiet et qu’il conclut en déclarant : “On a perdu l’espoir, on a tout perdu”, Jamal reste toutefois déterminé, et nous assure que les membres de son association ne lâcheront pas l’affaire : “On va continuer à manifester en permanence jusqu’à atteindre notre but.”