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Crack & Héroïne à Paris – Immersion dans une salle de shoot

Crack & Héroïne à Paris – Immersion dans une salle de shoot

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Par Antonin Blanc

Publié le , modifié le

"Tout le monde a peur des usagers de drogues, c’est une question extrêmement taboue."

Les scènes de drogue ouverte à Paris sont aujourd’hui tristement célèbres. D’abord à la “colline du crack” puis décalée aux jardins d’Éole, une centaine de consommateurs de crack a finalement été déplacée en septembre dernier rue Forceval, à la lisière de Pantin et d’Aubervilliers. Les pouvoirs publics, dépassés, laissent cette population en déshérence, au grand dam des riverains, tandis que la machine administrative peine à trouver une solution et que les corps se meurtrissent.

Nous avons passé trois semaines à la salle de consommation et de réduction des risques (SCMR) de la gare du Nord à Paris pour donner la parole aux usagers de drogue dans un reportage vidéo. Depuis cinq ans, deux salles ont été lancées en expérimentation, mais elles font encore débat, la réduction des risques en France n’ayant pas encore gagné ses lettres de noblesse. Ci-dessous, la parole des collectifs de riverains, respectivement pour et contre la salle, et l’interview de l’adjointe à la santé de la mairie de Paris.

Entretien avec Nicolas Hubbé, membre du collectif Parents riverains SCMR

Konbini news | Où habitez-vous ?

Nicolas Hubbé | Juste en face de la salle.

Selon vous, quel impact la salle a sur le quartier ?

Avant, on avait des conso un peu partout. Je pense notamment au square Aristide Cavaillé-Coll, juste à côté de l’école. C’était un lieu où on n’allait pas du tout avec nos enfants, parce qu’il y avait des seringues partout à cause de la scène ouverte le long de la gare du Nord. Il y avait des intrusions dans les immeubles et parkings, sans compter les sanisettes qui étaient littéralement des salles de shoot, et pas des salles de consommation à moindre risque.

Ça ne s’est pas fait d’un coup de baguette magique, mais il y a quand même eu des réductions de consommation dans la rue avec largement moins de seringues. Le square est devenu un endroit où les enfants peuvent aller, seuls, en sortant de l’école.

Vous avez déjà fait appel à la salle ?

En tant que collectif, on a été associé au comité de voisinage, on les voit et rencontre régulièrement aussi, quand il y a des choses qui ne vont pas. Ça peut être des choses mineures. Par exemple, il y a deux, trois mois, j’avais repéré un endroit dans une rue adjacente où il y avait trois, quatre seringues et des canettes de bière dans une entrée d’immeuble. C’était devenu un endroit de conso un peu inhabituel. Une équipe de maraude est passée dans l’heure pour récupérer les seringues usagées.

Pour ce qui est des situations plus délicates, ça doit remonter à deux ou trois ans. Quelqu’un venait régulièrement squatter mon entrée d’immeuble pour dormir la nuit. On a mis quelques semaines à pouvoir identifier la personne : c’était quelqu’un qui n’était pas encore pris en charge par la salle. Le temps qu’ils le fassent rentrer dans le dispositif d’accompagnement social de la salle, c’était réglé.

Vous ne remarquez pas de deal ou de rixes aux abords de la salle ?

J’entends bien, de temps en temps, des gens qui disent “sken sken sken”, mais, en général, c’est plutôt des consommateurs qui font du trafic entre eux. Disons qu’il y a deux choses différentes : d’une part le quartier de la Villette où rien n’est fait, et d’autre part notre quartier, où ça fait six ans que la salle est ouverte.

Après, c’est un quartier-gare. Il y a des problèmes de sécurité : des vols, de la revente de téléphone, quelques zombies qui traînouillent autour de la gare, parce qu’il y a une misère de population du Nord-Est parisien. Mais ce n’est pas zombieland, et ce n’est pas l’apocalypse, il y a vraiment eu une amélioration. Je n’embellis pas le quartier, il y a plein d’autres difficultés, mais la toxicomanie n’est pas le problème d’insécurité majeur. La salle, c’est un plus pour le quartier, plutôt qu’un moins.

 

Entretien avec Frédéric Francelle, porte-parole du Collectif 19, groupe de riverain anticrack et pour la sécurité dans le 19e arrondissement

Konbini news | Où habitez-vous ?

Frédéric Francelle | J’habite rue d’Aubervilliers, juste au-dessus des jardins d’Éole, qui ont été une scène ouverte de consommation de crack pendant deux ans. Il y avait une centaine de personnes regroupées en bas de chez moi. On ne pouvait plus accéder au parc, il y avait des seringues et des pipes à crack partout. Quand on appelait la police, ils nous disaient qu’ils ne pouvaient rien faire.

Que pensez-vous des salles de consommation ?

Ce sont des salles où on organise la mort des toxicomanes. Ils n’ont aucune intention de les guérir, de les sevrer, de les réhabiliter ou quoi que ce soit. On dit que c’est impossible d’obliger un toxicomane à se soigner. Il faudrait les autoriser à consommer, mais dans un endroit ciblé plutôt qu’en extérieur, où ils sont visibles et dérangent l’ordre public. Cela va engendrer des scènes de deals autour de la SCMR et des scènes de bagarres, exactement comme nous l’avons vécu autour de la scène ouverte.

On s’aperçoit, avec le plan crack à 9 millions d’euros, qu’on distribue des pipes à crack, qu’on héberge les toxicos et qu’on est passés de 300 crackers à 1 000 crackers. Si c’est ça, le but du jeu, autant en mettre un peu partout dans Paris : les dealers auront de nouveaux consommateurs sous la main et il suffira de faire tourner une cigarette empoisonnée pour qu’ils tombent dedans, et donc après, il y aura des crackers partout.

Qu’est-ce que vous répondez quand la salle dit que sa présence permet d’avoir un interlocuteur ?

Ce n’est pas vrai, ils sont complètement débordés, les pauvres gens de la SCMR. Ils ne savent pas les gérer, ça se voit sur les vidéos que j’ai vues, ils essaient d’être autour pour calmer le jeu. La bagarre a lieu de toute façon, qu’il y ait un agent ou pas, les nuisances sont pour tous les riverains. Ce qu’il faudrait, c’est qu’il n’y ait pas la bagarre.

Pour quelles alternatives militez-vous ?

On voudrait qu’ils soient pris en charge, dans des lieux où le principe ne soit pas la consommation, mais le sevrage. C’est-à-dire qu’ils puissent consommer pendant deux ou trois semaines, le temps qu’ils s’habituent, qu’ils prennent confiance. Mais que la conso ne soit qu’au début et qu’ils arrêtent complètement de consommer ensuite et qu’ils aillent dans un réel processus de sevrage et de réhabilitation. Ce qu’on prône, c’est ce qui existe déjà : des communautés thérapeutiques, comme dans le Val-d’Oise à l’EDVO.

 

Entretien avec Anne Souyris, adjointe à la mairie de Paris chargée des questions relatives à la santé

Konbini news | Pourquoi mettre en place des SCMR ?

Anne Souyris | Parce que c’est le premier échelon vers la sortie de la rue. Les grands addicts ou personnes en grande toxicomanie sont aussi, très souvent, extrêmement désinsérés. La première chose, ce n’est pas de les sortir de la drogue, c’est de les sortir de la rue et les faire aller dans un endroit où on peut les aider, prendre soin d’eux et éviter qu’ils se fassent des abcès [complication liée à l’usage de drogue qui peut amener à une hospitalisation, ndlr].

C’est aussi commencer à leur demander comment ils vont. On n’est peut-être pas dans le sevrage, mais c’est déjà un stade de “moins de drogue”, plus raisonnable. C’est ce qu’on appelle une structure à “bas seuil”, c’est-à-dire sans aucun jugement et sans aucun contrat de sortie, avec seulement un contrat “tacite” de comportement. Ça aboutit systématiquement à moins de drogues à partir du moment où ils peuvent se reposer.

Combien de salles la mairie souhaiterait ouvrir, et où ?

Il en faudrait deux de plus dans le Nord de Paris, que ce soit une dans le 19e ou 18e, et une salle vers Pantin ou Aubervilliers. Après, il y a une autre scène aux Halles (Châtelet) qui existe depuis longtemps, mais qui est souterraine donc invisible. Il faudrait réfléchir à en mettre une là.

Pourquoi ces salles n’existent pas encore ?

Parce que je pense que tout le monde a peur des usagers de drogues, c’est une question extrêmement taboue. En France, on est encore dans une question très binaire où on se dit que si on fait de la réduction des risques, c’est-à-dire qu’on vous aide alors que vous êtes encore en train de prendre des drogues, et qu’on ne vous aide pas forcément à arrêter tout de suite. Il y a cette idée qu’on les aide à se détruire. Ce n’est pas vrai, c’est même le contraire. Quand on aide les gens là où ils en sont, on peut les tirer de là où ils sont. Si on les aide ailleurs, ils ne viennent pas, on ne peut pas les forcer.

Qui est en droit d’ouvrir une salle, et quels sont les freins concrets ?

Personne n’est responsable de la mise en place d’une SCMR. L’État devrait normalement avoir le leadership sur cette question-là. Aujourd’hui, il faut le préfet, l’agence régionale de santé, et si vous le faites à Paris, la ville de Paris et le maire d’arrondissement. C’est déjà beaucoup de monde et c’est un problème, vu que c’est une question qui est lente à émerger pour arriver à un accord de l’ensemble des tenants.

Qu’est-ce que vous répondez aux collectifs de riverains anti-SCMR qui prônent le sevrage au travers de communautés thérapeutiques ?

C’est la grande proposition qui est sortie du chapeau ces derniers temps. Ça existe depuis plus de cent ans, mais c’est du “haut seuil”, les communautés thérapeutiques. C’est de l’abstinence complète, c’est de l’engagement au sevrage. Tout le monde n’en est pas au même point. On ne peut pas enfermer les gens dans des lieux où on va les sevrer de force, ça n’existe que dans les pays totalitaires. Dans les endroits comme la prison, il y a d’une part de la contrebande, et d’autre part, quand ils sortent, un nombre considérable d’overdoses.

Maintenant, tout de suite, il faudrait des SCMR, des salles de repos pour effectivement éviter qu’il y ait 150 personnes au même endroit. Et il faut héberger tout ce monde-là. À partir de ce moment-là, on peut faire un diagnostic social extrêmement précis de chaque personne. Certains n’en sont qu’au stade de la SCMR, d’autres veulent ou peuvent accéder à un accompagnement un peu plus évolué.

Qu’est-ce que vous répondez aux riverains qui ont peur que la SCMR engendre des scènes de deals et des rixes dans leur rue ?

C’est tout le contraire entre la gare du Nord avant et maintenant. Les SCMR n’engendrent pas du tout ça et sont là pour deux choses : sauver les gens qui sont le plus en déshérence et pacifier l’espace public. Je ne peux pas vous dire qu’il n’y aura pas de deal, parce qu’il n’y a pas de drogué sans deal, vu que c’est interdit. À partir du moment où ce ne sera pas vendu dans un magasin, ce sera dehors. Si on ne peut pas empêcher le deal, il faut éviter qu’il ait une cristallisation des deals à un endroit donné, comme c’est le cas à Forceval. Et si vous avez plusieurs SCMR, il y aura des petites files actives dispersées.

Il y a des gens qui ne peuvent même pas se plier aux règles d’une SCMR. Souvent, d’ailleurs, le lieu de consommation a mauvaise presse à cause de ces personnes qui ne peuvent pas y rentrer. Pour eux, il faut absolument un pôle de psychiatrie ad hoc parce qu’effectivement, drogue et rue pendant des années est un très mauvais cocktail.

Vous avez une date pour la prochaine ouverture de salle ?

J’ai déjà fait plusieurs demandes au préfet, qui sont restées lettres mortes. J’ai bon espoir que ça évolue après les élections et qu’on ait un nouveau lieu pour la fin 2022.